Zitar

Chez Niladri Kumar, le sitar est une histoire de famille. Ses aïeux sont sitaristes depuis quatre générations, son père n’étant autre que Pandit Kartick Kumar, un des maîtres de la gharana Senia, une des grandes écoles du style hindoustani, au nord de l’Inde. C’est d’ailleurs auprès de ce dernier que le jeune Bengali a tout appris, enfourchant l’instrument à partir de quatre ans, se produisant en public - moins de deux ans plus tard - dans un ashram Pondichéry. Dès lors, l’enfant né en 1973 à Calcutta va gravir tous les échelons qui feront de lui un professionnel admiré. La trentaine sereine et quinze ans après ses débuts professionnels au tournant des années 1990, il affiche désormais une technique et une maîtrise de tous les styles qui font de lui l’un des virtuoses de cet instrument séculier, comme le confirment ses albums dédiés aux rags “Kaunsi Kanada” et “Bilaskhani Todi”.

Néanmoins, loin de se contenter d’ânonner les formules apprises auprès de son aîné, Niladri Kumar a développé son propre phrasé, plus en phase avec les aspirations légitimes d’un musicien de son temps, c’est-à-dire amené à parcourir le monde de la musique, à traverser les frontières esthétiques. Il s’est ainsi produit avec Zakir Hussain, le joueur de tablas dont l’exemplarité de la carrière a invité les jeunes maîtres d’une Inde millénaire à s’ouvrir à toutes les expériences, mais aussi avec le bassiste suédois Jonas Hellborg, apôtre du punk jazz converti depuis à la musique indienne… Outre ces deux phares, la liste est longue de ceux dont le nom est associé à celui de Niladri Kumar. Citons pour mémoire Anu Malik et AR Rahman, deux fameux auteurs de bandes originales, le joueur de sarangi Sabir Khan, le percussionniste Selvaganesh et le flûtiste Rakesh Chaurasia, deux instrumentistes qui comme lui trouent les barrières et œillères. Elargir le spectre des possibles, tel est le but de celui qui est tout autant apprécié des traditionnels Pandit que des jeunes producteurs branchés de la scène electro hindi.

« Un instrumentiste accompli se doit d’être un soliste mais aussi un musicien capable de se mettre au service d’un leader ou du groove collectif. Parce que l’échange que cela implique est la valeur essentielle à toute musique, même si j’admire les grands solistes, de la musique hindoustanie, tradition dans laquelle je m’inscris pleinement. », confiait en 2005 Niladri Kumar. A l’époque, il venait de publier “Forever”, un recueil qui affichait ses volontés de réforme de la musique classique indienne, la réhaussant de touches électroniques. Il poursuit dans ce chemin hors des sentiers balisés avec “Zitar”, périple sonore enregistré à Mumbaï. Ce sont d’ailleurs les sons survoltés de la mégalopole indienne qui raisonnent d’emblée, plongés dans une ambiance ouatée, prolongés par un long solo de sitar électrifié qui s’envole sur un tapis de tablas aux contours de drum’n’bass. Le ton est donné : les compositions et variations de Niladri Kumar s’appuient toutes sur les programmations d’Aggi Fernandes, homme-machine et alter ego du sitariste pour ce projet.

À leurs côtés, ils ont réuni un ensemble d’instrumentistes, dont la subtile flûte bansuri de K Srinivasan à laquelle répond la voix gracile de June Banerjee sur “Iris Peg”, une rêverie électro-acoustique qui flirte avec la pop des grandes divas de Bollywood. Le thème, qui suit, “Babur Comes To India”, s’élabore à partir du dialogue entre les effets du sitar et les programmations bruitistes, mélange aussi improbable qu’imparable autour duquel viennent se greffer des voix sous vocoder ou samplées, pour aboutir à un puissant crescendo qui se conclut en toute sérénité… et annonce l’atmosphère idoine pour évoquer le lustre de “Taj Mahal”, une composition où Niladri Kumar manie le sitar acoustique puis le zitar électrique, en une guirlande de notes colorées de quelques traits de flûte de bambou, de quelques coups de trompette… Puis de nouveau les sons saturés de la grande ville fracassent, les tablas et sitar trafiqués surgissent et agissent en un contraste étonnant avec les accents enchanteurs de la voix de Sanjeev Abhyankar, et encore plus avec la ballade langoureuse qui suit, “Love September”, soul discoïde surmontée de perles post-psychédéliques… Pareille sensualité à fleur de cordes habite le sarangui de “Liplocked”, qui devrait ravir les amateurs de curiosités, comme l’intégralité de ce “Zitar”, qui alterne plages paisibles et décollages enivrants. Avant de se conclure par un titre majuscule, “Zilebration”, célébration finale de cet électrochoc des cultures, qui invite le zitar zébré à converser avec une guitare éclectique, tous deux boostés par les rythmiques telluriques nés de la rencontre entre les machines et les percussions.