Samjanitha

La musique et U. Shrinivas, c’est une longue et belle histoire. En 1975 ses parents le découvrent tâtant une mandoline. Dès le premier coup d’oreille, son père, le clarinettiste Satayanarayana Raju, entend le don inné de son fils. U Shrinivas n’a même pas six ans ! C’est ainsi que le natif de Palakol, une ville située à l’ouest du Andrah Pradesh, va faire ses premières gammes. Après les rudiments appris auprès de son père, il suit l’enseignement de Subbaraju, disciple du célèbre Chembai Vaidyanata Bhagavatar.
Ce maître chante les thèmes que le tout jeune Shrinivas doit transcrire sur ses cordes sensibles. Des pièces légères pour se faire la main, avant d’en passer à la musique classique où son doigté expert ne va pas tarder à imposer la mandoline, un instrument inédit pour la musique carnatique, alors dominée par le violon ou la veena. A neuf ans, le prodige se produit déjà sur scène, mais c’est en décembre 1982 qu’il donne un récital à la Indian Fine Arts Society de Madras, qui va révéler ce talent des plus précoces aux oreilles des sourcilleux gardiens d’une tradition maintes fois séculaire.

Vingt-cinq ans plus tard, U Shrinivas a multiplié les concerts, en Inde et à l’étranger, et les pistes, abordant aussi bien la thématique classique que fécondant un répertoire tout à fait original. “ A mes débuts, j’ai été considéré comme un hérétique. J’avais juste décidé de repousser les frontières de notre musique, tout en respectant ses fondements ”, résumait en 2002 avec une douce autorité le jeune homme aux lunettes finement cerclées.

Fort d’une virtuosité sans failles, il aura réussi le double pari de convaincre ses prestigieux pairs et de se connecter auprès de certains frères d’arme plus à l’Ouest. Cette dualité se retrouve quand le musicien endosse les habits du pédagogue : s’il dispense ses leçons de musique après d’une trentaine de disciples dans l’école qu’il a fondée à Madras, la capitale du Tamil Nadu où il réside, il prend toujours le temps et le soin de poursuivre son apprentissage auprès de ses maîtres de musique.

Résolument tourné vers l’avenir mais tout aussi puissamment ancré dans le passé, tel est l’état d’esprit qui préside encore une fois sur sa nouvelle création : “Samjanitha”. Tel un voyage à la rencontre des autres dont la finalité est de se redécouvrir au plus profond de soi-même. Lui et son double. En chemin, on croise nombre des musiciens avec qui U Shrinivas a déjà eu l’heur de jouer par le passé : John McLaughlin, le guitariste éclectique, Zakir Hussain, le surdoué des tablas, T.H. Vikku Vinayakram, le vénéré joueur de ghatam, la cruche en terre, et Selvaganesh, son fils qui est désormais la référence du kanjeera, une petite percussion qu’il agite de ses doigts agiles. Avec ceux-là, le joueur de mandoline s’était illustré au sein de Remember Shakti, le groupe emblématique d’une fusion aboutie entre les improvisations du jazz et de la musique classique de l’Inde. Une démarche dans laquelle s’inscrit U Shrinivas, y ajoutant avec délicatesse et délice une touche légèrement plus « pop », qui demeure l’un des traits de son style. Pour “Samjanitha”, il a ainsi également embarqué le bassiste Dominique Di Piazza, tant et si bien investi dans ce projet qu’il signe un thème, et le guitariste Debashish Battacharya, dont les accents détonants de sa slide produisent des merveilles psychédéliques, le saxophoniste George Brooks et le touche-à-toutes les percussions Sivamani… Sans oublier de convier son petit frère, U Rajesh, également à la mandoline dont il tord les sonorités chatoyantes. Tous ensemble forment l’autoportrait d’U Shrinivas, mandoliniste aux multiples traits, tout comme cette assemblée ressemble à la musique en jeu.

De quoi s’agit-il ? D’une suite de onze thèmes où figurent avant tout des compositions originales d’U Shrinivas, auxquelles s’ajoutent deux pièces puisées dans le répertoire traditionnel, réarrangées pour l’occasion… et deux titres qui à eux seuls résument l’ouverture d’esprit de ces séances : “River Song”, composé par Nitin Sawhney, l’une des figures de proue de la diaspora élevée en Angleterre et branchée par les musiques plus électroniques, et le alap du rigoureux raga “Hamsadhwani”, la pièce la plus étirée et éthérée de cet album. Mieux, par un formidable renversement des valeurs à l’image de toute sa carrière, cet alap, c’est-à-dire la partie introductive du rag, conclut cet album, en mettant un point de suspension onirique. Les connaisseurs apprécieront. Au-delà, cette diversité thématique permet de varier les plaisirs, d’instants légers à des moments plus posés, et les climats, d’une danse délurée à une dense sérénité, tous guidés par l’éclectisme esthète du maître de céans. Loin de s’égarer au gré de ce joyeux dédale post-moderne, U Shinivas parvient à tresser une unité, fidèle à ce qui a fait sa marque de fabrique : l’envie de transgresser les codes bien établis, non pour les piétiner mais bel et bien pour les magnifier, pour en donner sa propre version, et par-delà sa vision d’un monde où l’échange est une valeur cardinale. « Ce disque célèbre cet endroit spécial qu’est le carrefour. Là où se croisent les gens et les idées, là où se racontent les histoires et où s’initient les aventures vers l’inédit. Un lieu pour parler, créer et danser, mais aussi et surtout pour écouter. » Justement, écouter, c’est désormais à vous de jouer.