En rupture totale avec son dernier album tout en énergie "Grossman in New York", Steve a choisi cette fois la complicité tranquille d'un merveilleux trio constitué, où officient en parfaite harmonie Cedar Walton, Billy Higgins et David Williams.Quelques standards, deux compositions, un très joli thème de Lee Morgan (Ceora) raviront les amateurs de Steve, très détendu mais d'autant plus musical.
Comme la mer des Sargasses, comme le cimetière des Eléphants, le jazz a son mystère du pélerinage aux lieux communs. Mais ce qui est affaire d'instinct pour le règne animal devient pour l'homo jazzens, norme ou code déontologique.
Standards, puisque c'est de vous qu'il s'agit, vous êtes le passe-partout, la clef providentielle qui entrebâille cette porte dérobée de notre imaginaire, et ouvre en un clin d'oreille la grille harmonique, devenue rituel et pain quotidien du jazzman.Pourtant, votre mystère est ailleurs : sans doute dans cette volonté farouche de donner une autre lecture de cet "évangile selon Saint Cope", de refaire cent fois le chemin tracé par les promeneurs de naguère (celui de Tin Pan Alley, celui des compositeurs avérés - Gershwin, Kern, Berlin, Monk - ou fortuits : demandez à Trénet comment fut composé "Y'a d'la joie"), pour y trouver la perspective inédite et s'en approprier quelques centimètres carrés.
Il arrive aussi que le musicien n'y trouve qu'un panorama de carte postale ou qu'il achève le parcours initiatique avec un caillou dans la chaussure : que faire désormais de "Body and soul" ? Et comment s'y attaquer sans trahir l'ultime définition que lui en avait donné Coleman Hawkins ?L'enfant de Miles le plus oublié a, lui aussi, décidé d'ouvrir le grand livre du répertoire.Pas n'importe lequel, et pas pour jouer les exégètes : sur quelques thèmes hors d'âge et d'autres un peu plus verts, il joue à l'école buissonnière, se hâtant lentement dans son travail de relecture.
Il explore aussi : on pense à Stanley et Livingstone, se frayant un passage avec âpreté là où le bosquet est trop dense, contournant en de larges courbes ce qui doit être laissé en l'état, dictant avec ce mélange de flegme et d'aplomb les coordonnées de sa nouvelle cartographie. Mister Grossman, I presume...Yes, indeed.
Le son n'a pas changé ; plein comme un oeuf, posé là comme une évidence. Rollins ?Peut-être, mais avec cet étranglement occasionnel, ce sursaut d'intempérance que trahit parfois une anche rétive. Tout est lisible, jusqu'à l'encombrement soudain de notes qu'il provoque au milieu d'un legato bien étiré. Là sans doute est sa signature, sa fêlure à lui. Steve Grossman : une longue et deux brèves.
Et les sidemen alors ? Ils sont de ceux qui cultivent l'économie de moyens, lâchant comme à regret quelque brillance technique. Ils savent les vertus du strict nécessaire : que le swing se mesure aussi par la distance qui sépare deux notes. Cedar Walton, David Williams, Billy Higgins. Un standard et tout est dit. C'était écrit.
1.Why Don't I06:09 (Rollins Sonny)
2.Body And Soul07:32 (Eyton Frank - Sour Robert - Heyman Edward - Green John)
3.There's A Small Hotel06:22 (Hart Lorenz - Rodgers Richard)
4.Let's Cool One07:41 (Monk Thelonious)
5.Ceora05:35 (Morgan Lee)
6.Someday My Prince Will Come05:10 (Morey Larry - Churchill Frank E.)
7.Blues For Francis06:00 (Grossman Steve)
8.Nicoletta08:35 (Grossman Steve)
9.Lady Bird05:41 (Heath Moira - Dameron Tadd)
10.Monk's Mood03:37 (Monk Thelonious)
Steve Grossman : saxophone - Cedar Walton : piano - David Williams : contrebasse - Billy Higgins : batterie